2 - Les premières activités spatiales
à Thomson et à CSF
Au début des années soixante, la Compagnie Française
Thomson-Houston (CFTH) est divisée en quatre groupes correspondant
à quatre types d'activité spécifiques :
- le Groupe Électronique ;
- le Groupe Cuivre et Câbles ;
- le Groupe Mécanique électrique ;
- le Groupe Radio-Télévision.
C'est au sein du Groupe Électronique, consacré essentiellement
à l'électronique professionnelle, que quelques personnes
pensent que l'expertise de la Compagnie dans cette discipline devrait pouvoir
trouver des applications, et donc des débouchés, dans le
domaine spatial.
Dans le but de découvrir ces applications et de réfléchir
aux moyens de leur mise en oeuvre, un groupe de travail est créé,
par une note de la Direction du Groupe Électronique en date du 13
octobre 1960, et dénommé «Espace». Un an plus
tard, le 17 novembre 1961, une note également signée de Maurice
Jean, Directeur du Groupe Électronique, annonce la création
d'un organisme permanent, le Bureau des Activités Spatiales (BAS),
dont le rôle doit consister «par une action aussi permanente
et dynamique que possible, dans le cadre d'une politique cohérente,
à mettre en évidence en temps utile, pour décision
de la Direction du Groupe Électronique et de la Direction Générale,
les options importantes de cette politique».
Suivent un certain nombre d'instructions plus précises énumérées
ci-dessous :
«À cet effet, il devra :
- susciter et orchestrer tous contacts utiles avec les organismes
appelés à connaître des questions d'espace, qu'il s'agisse
d'administrations (CNES en particulier) ou d'organismes professionnels
(Eurospace) ;
- promouvoir par tous moyens appropriés (conférences,
publications, congrès, etc.) la présence de CFTH dans toutes
les manifestations Espace ;
- proposer aux Divisions intéressées et appuyer toutes
actions commerciales ayant pour objet d'assurer la position CFTH en matière
spatiale ;
- recommander aux Divisions les orientations techniques nécessaires
et suivre leur développement ;
- solliciter de la Direction du Groupe et de la Direction Générale
toutes démarches ou interventions utiles ;
- suggérer les perspectives d'alliances opportunes avec les
firmes étrangères.»
Ces objectifs très larges montrent, dès le départ,
l'intérêt de la Direction Générale pour des
prises de position dans les activités spatiales. Il est néanmoins
précisé que le domaine d'activité du BAS est, en principe,
limité aux activités spatiales civiles.
La responsabilité du BAS est confiée, dès le début,
à Vladimir Altovsky, qui l'assume jusqu'à sa retraite en
1976. Il a pour adjoint, pendant les premiers mois, M. Doppler. Il aura
ensuite, entre septembre 1963 et septembre 1965, un autre adjoint, Jacques
Chaumeron, qui sera remplacé en 1965 par Jacques Pèlegrin.
En 1969, période de la fusion Thomson-CSF, le BAS est maintenu
dans la nouvelle organisation et rattaché à la Direction
des Affaires Civiles, sous l'autorité de Marc de Saint-Denis. Ses
responsabilités sont alors étendues au domaine de l'aéronautique
et il prend le nom de Bureau des Activités Aéronautiques
et Spatiales.
À partir de 1976, le responsable du BAS est Michel Faingold,
qui occupera ce poste jusqu'en mars 1978. Entre-temps, le BAS aura vu s'élargir
ses responsabilités en devenant le Bureau Télécommunications
et Radiocommunications Civiles du GTD (Groupe Transmission et
Diffusion), toujours dirigé par Marc de Saint-Denis. En mai 1978,
les responsabilités de ce Bureau sont transférées
à la Division DFH et confiées à Michel Lasalle.
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Deuxième en partant de la gauche, Vladimir Altovsky,
premier Directeur du Bureau des Activités Spatiales de Thomson
(1962-1976). Il est entouré de gauche à droite de Jacques
Chaumeron, Philip Van der Veen, de Hughes Aircraft, Jean-Pierre Bouyssonnie,
Président de Thomson-CSF, et M. Mutin, du CNES. |
En novembre 1979, un Bureau des Affaires Spatiales (BAS) est remis en
place au siège, au sein de la DAMAS (Direction des Affaires Militaires,
Aéronautiques et Spatiales), dirigée par Raymond Paul. C'est
Michel Lasalle, muté au siège, qui continue d'en assurer
la direction. Il est supervisé par René Bulin, chargé
d'y remettre en oeuvre les Bureaux «Aéronautique et Spatial».
Pendant que la Direction Générale de Thomson veille à
promouvoir et à coordonner les activités spatiales dans la
Compagnie, certains directeurs d'unité se préoccupent de
trouver lesquelles, parmi leurs spécialités techniques, pourraient,
au prix de certaines adaptations, déboucher dans le domaine spatial.
Deux grandes spécialités de Thomson sont susceptibles, a
priori, de donner lieu à des développements :
- les télécommunications au sens large ;
- la localisation des objets spatiaux.
On voit donc les spécialistes de télécommunications
de Gennevilliers et les radaristes de Bagneux rivaliser d'ingéniosité
pour proposer des solutions aux problèmes que le CNES doit résoudre
pour établir son infrastructure et pour, ensuite, exploiter ses
satellites. Comme il s'agit, dans cette première phase, de satellites
scientifiques, la fonction «télécommunications»
se limite aux liaisons de télécommande et de télémesures.
Quant à la fonction «localisation», elle donne
lieu à une intense activité d'avant-projets et d'études
«papier», entreprise par les sommités techniques des
différentes divisions.
À Bagneux, Louis Gérardin publie, en juin 1963, un mémoire
sur les différents procédés de localisation des véhicules
spatiaux : radar et interférométrie. À Gennevilliers,
Pierre Deman va plus loin et s'intéresse à la localisation
des sondes lointaines avec les méthodes de lissage et d'affinement
des résultats des mesures successives. Il faut préciser qu'à
l'époque circule la rumeur suivante : «Les Américains
ont décidé d'explorer la Lune. Laissons-la-leur. Nous, Européens,
nous allons explorer les planètes du système solaire !!!»
Ce genre de déclaration, faite au début des années
soixante, est à comparer bien entendu avec les réalisations
effectives. Peu à peu, l'enthousiasme sera tempéré
par des considérations budgétaires.
Le même Pierre Deman publie en 1962 les résultats d'une
étude sur un réseau d'interconnexion de télécommunications
par satellite géostationnaire, sujet très délicat
à une époque où la faisabilité d'un tel réseau
est très contestée. C'est au milieu de cette agitation qu'arrive,
au début de l'année 1963, le premier appel d'offres du CNES
pour la fourniture de stations de localisation de satellites.
Deux unités de Thomson décident d'y répondre :
le Département Radars de Surface, de Bagneux, sous l'impulsion de
son Directeur Technique Maurice Chabrol, et le Département Télécommunications,
sous l'impulsion de son Directeur Pierre Chavance. Bagneux suggère
une solution radar, le principal artisan de la proposition étant
Louis Gérardin. À Gennevilliers, Claude Michaud est chargé
de rédiger une proposition basée sur l'interférométrie,
où les antennes devraient être fournies par la société
Starec.
Face à cette concurrence entre deux unités de la Compagnie,
le BAS s'abstient de tenter d'arbitrer, car les deux solutions proposées
étant très différentes, les chances de gagner de la
Compagnie se trouvent augmentées.
L'offre concurrente qu'il y a lieu de craindre est celle de CSF. Cette
société, sous l'impulsion de Jean-Claude Simon, a déjà
réalisé et présenté une maquette d'interféromètre
et possède donc, en principe, une certaine avance. C'est dans le
courant de l'été 1963 que le CNES décide d'attribuer
son marché numéro un au Département Télécommunications
de Gennevilliers qui offre un matériel plus simple et donc moins
cher que celui de ses concurrents. Deux stations sont commandées
et, baptisées stations Diane, installées respectivement
à Prétoria et Hammaguir. Plus tard, l'ESRO commandera une
station que l'on installera à Redu (Belgique). Le chef de projet
de ce programme sera Rémy Baud.
La lutte, qui avait pris un ton très aigu entre Thomson et CSF
sur le marché numéro un du CNES, se poursuivra à l'occasion
du marché numéro deux portant sur les stations de télémesures
et télécommande Iris. Mais, comme nous le verrons
plus loin dans le chapitre consacré à CSF, c'est cette dernière
qui l'emportera.
En fait, les matériels terrestres, à l'exception des matériels
d'essais des équipements de satellites, ne feront pas, dans la suite,
partie des responsabilités des unités ayant précédé
la création d'Alcatel Espace. C'est pourquoi nous allons, dans ce
qui suit, évoquer uniquement les matériels embarqués.
Au début de l'ère spatiale, les fréquences attribuées
et utilisées pour les liaisons avec les satellites se trouvent dans
la bande VHF : 136 à 138 MHz pour les liaisons descendantes de télémesures
et 148 à 150 MHz pour les liaisons montantes de télécommande.
Or il existe à Thomson un service, dirigé par Pierre Vivet,
chargé des études de petits matériels de transmissions
militaires fonctionnant dans
la bande VHF. Ce service vient, en 1964, d'être intégré
au Département Télécommunications dirigé
par Pierre Chavance à Gennevilliers.
Lorsque le CNES lance ses appels d'offres pour équiper les premiers
satellites scientifiques devant être lancés par la fusée
Diamant,
il apparaît évident que l'équipe Vivet doit tenter
sa chance pour les matériels radio VHF. C'est ainsi que le récepteur
de télécommande du satellite D1, lancé le 17
février 1966, est étudié et fabriqué à
Gennevilliers sous la direction de Roland Gosmand, assisté par Jean-Paul
Sigwald.
Dans le même satellite, le modeste décodeur de télécommande,
étudié à Gennevilliers (huit ordres) par Sylvain Fontanes,
complète la fourniture de Thomson. Il est basé sur la détection
successive de deux tonalités de fréquences différentes.
Ce sont les débuts d'une longue lignée de matériels
étudiés et fabriqués à Gennevilliers, Vélizy,
puis Meudon, jusqu'en 1983, soit pendant une vingtaine d'années,
sous la direction de Roland Gosmand avant d'»émigrer»
à Toulouse où ils constitueront l'une des lignes de produits
d'Alcatel Espace.
Gennevilliers n'est pas le seul centre de Thomson à tenter sa
chance dans le domaine spatial. Le centre de Bagneux ne reste pas inactif.
Les études de Jean-Edgar Picquendar sur la conversion thermoïonique,
dérivées des activités sur les tubes électroniques,
sont pendant quelque temps orientées vers une possible source d'énergie
électrique à bord des satellites.
Dans le même but, M. Lemaignen mène un certain nombre d'études
sur les piles à combustible. Cette dernière technique ne
débouchera pas dans les satellites proprement dits mais elle sera
couramment utilisée dans la navette spatiale américaine pour
y produire de l'énergie électrique et de l'eau. Les radars
Aquitaine
et
Bretagne, conçus et réalisés à Bagneux,
seront parmi les matériels de base utilisés pour la trajectographie
des lanceurs, d'abord à Hammaguir et ensuite à Kourou.
Enfin, c'est à Bagneux que se dessinent les premiers contours
du rassemblement d'unités qui deviendra la Division MRA (Matériels
Radars Aéroportés) en 1966 puis la Division MAS (Matériels
Aérospatiaux) en 1969.
Au sein du Groupement Radars Engins Calculateurs, implanté à
Bagneux et dirigé par Georges Galleret, le Département C,
avec à sa tête Georges Boissinot, est chargé du domaine
des radars aéroportés et des missiles, d'où une tendance
naturelle à s'intéresser au domaine de l'électronique
des lanceurs et des satellites. Deux des premiers actes du Département
C dans le domaine spatial sont des propositions pour des études
de phase A, en réponse à des appels d'offres du CNES. La
première proposition porte sur l'étude préliminaire
d'un dispositif de contrôle d'attitude utilisant le gradient de gravité.
La seconde, quelques semaines plus tard, au cours de l'automne de 1963,
porte sur une étude de phase A d'un satellite astronomique qui doit
remplir une mission voisine de celle du satellite américain OAO
(Orbiting Astronomical Observatory) en cours d'étude chez General
Electric. La CFTH et General Electric ont un accord permanent (general
agreement) d'assistance technique mutuelle et d'échange de brevets,
qui a surtout, jusqu'alors, été mis en pratique dans le domaine
des matériels «grand public». Le moment est venu d'en
tirer avantage dans le domaine spatial.
C'est ainsi que, pour recevoir une aide dans la rédaction de
la première proposition, une équipe composée de Gérard
Hutteau, ingénieur au Département C, M. Georgel et son collègue
mathématicien M. Hubert, tous deux ingénieurs au Bureau d'Études
de Bagneux, et Jacques Chaumeron, du Bureau des Activités Spatiales
du Siège, partent pour une semaine chez GE à Valley Forge.
Les moyens technologiques de réaliser une stabilisation par gradient
de gravité sont connus : des masselotes placées aux extrémités
de tubes déroulables, dont le seul fournisseur à l'époque
est de Havilland, au Canada. Pour amortir les oscillations suivant le déploiement
des tubes, le seul procédé envisageable utilise des courants
de Foucault et le champ magnétique terrestre. Moyennant quoi, de
longs développements mathématiques sont nécessaires
pour aboutir à un dispositif stable, qui veuille bien orienter le
satellite dans le bon sens et non «la tête en bas», et
qui ne mette pas des années pour s'amortir sur la position d'équilibre.
C'est là qu'apparaît une grande différence de culture
entre les ingénieurs américains et français. Les Américains,
qui disposent déjà d'ordinateurs, leur font une confiance
presque absolue sans chercher eux-mêmes à utiliser les méthodes
de raisonnement, parfois très simples, auxquelles sont habitués
les ingénieurs français qui, eux, ne disposent pas encore
d'ordinateurs, au moins pour leurs activités courantes.
On voit par exemple M. Hubert, lassé du temps que mettent les
Américains à préparer les données qui doivent
entrer dans l'ordinateur et à traduire ensuite les résultats,
se précipiter au tableau noir et définir en quelques minutes
les zones de stabilité du système à partir du produit
et de la somme des racines d'une équation du troisième degré
sans terme du second degré. Il lui faudra ensuite discuter longuement
pour convaincre ses interlocuteurs de la justesse d'un raisonnement qui,
en France, serait à la portée de n'importe quel élève
de «math sup.». Finalement, l'équipe est malgré
tout en mesure de préparer une «honnête» proposition
qui n'aura malheureusement pas l'honneur d'être retenue par le client.
Dans la seconde proposition, c'est une équipe composée
de Pierre Schun, chef de projet, et à nouveau de Gérard Hutteau
et Jacques Chaumeron, qui se présente à Valley Forge. L'accueil
y est beaucoup moins enthousiaste. Visiblement, on ne souhaite pas que
les Français prennent la mauvaise habitude de venir trop souvent
rechercher une assistance technique qui, aux termes du general agreement,
reste gratuite dans certaines limites.
Après quelques discussions, le dialogue finit par s'établir
mais la proposition que rédige ensuite l'équipe Thomson pour
le CNES n'est pas d'une qualité exceptionnelle. Malgré les
compétences générales mises en oeuvre aussi bien en
électronique qu'en mécanique, avec le soutien du Bureau d'Études
de Bagneux, bien plus d'une semaine de formation aurait été
nécessaire pour déjouer les pièges rencontrés
dans la définition d'un satellite. Néanmoins, l'honneur est
sauf et la CFTH a manifesté sa présence auprès du
CNES.
Dans les années suivantes, en 1965, le Département C
se transforme en Division MRA (Matériels Radars Aéroportés)
dont Maurice Fromaget prend la direction jusqu'en 1967. Il sera alors remplacé
par Louis Julien-Binard. Sous l'impulsion de son Directeur Technique, Michel
Carpentier, la Division MRA explorera les disciplines où son expérience
pourra donner lieu à des applications dans le domaine spatial.
C'est à cette époque que le premier satellite expérimental
du CNES, mis en orbite par la première fusée Diamant et
destiné uniquement à préciser l'orbite atteinte, emporte
pour seuls matériels électroniques un répondeur radar,
fourni par Motorola, avec une antenne réalisée à Bagneux
par le Département C, puis la Division MRA. Le lancement de ce satellite,
baptisé Astérix, a lieu le 26 novembre 1965. Cette
antenne, à l'étude de laquelle a participé Marcel
Palazo, chef du Service Hyperfréquences du Département
C, puis de la Division MRA et enfin du Département ESA, est une
antenne diélectrique constituée d'un guide circulaire rempli
de Téflon qui se termine par un «champignon» de Téflon
afin d'élargir le diagramme du guide circulaire ouvert en favorisant
le rayonnement latéral. Cette antenne fonctionne en bande C (5-6
GHz). Une dizaine d'exemplaires en seront vendus au CNES par le commerçant
Michel Ducros. Cette antenne sera le seul matériel pour satellites
réalisé par la Division MRA avant la fusion de Thomson avec
CSF et l'arrivée des équipes venant de Corbeville (CSF) et
Gennevilliers (Thomson).
Il y a lieu enfin de rappeler une des premières études
effectuées en direction des autorités militaires : il s'agit
de l'étude de faisabilité d'un satellite d'écoute
et d'identification des émissions radioélectriques (SARAH).
La mission à remplir doit à l'époque être relativement
modeste en raison des contraintes de masse imposées au satellite
: 60 kilos maximum. L'étude est effectuée au cours de l'année
1965 en collaboration entre deux équipes, l'une au GSER (Groupement
Systèmes Électroniques et Radars) de Bagneux, animée
par M. Villepelet, l'autre de la Divi-
sion RTT (Radio, Télévision, Télécommunications)
de Gennevilliers, animée par Pierre Deman, l'ensemble étant
coordonné par Jacques Chaumeron qui, initialement au BAS (Bureau
des Activités Spatiales) du siège, rejoindra le Département
Télécommunications de la Division RTT en septembre 1965. |