3 - Les unités spécialisées dans
l'Espace
3.4 - Alcatel Thomson Espace et Alcatel Espace (ATES)
L'activité d'Alcatel Espace est tout entière composée
d'»affaires à long délai d'exécution».
Les cycles commerciaux, industriels et financiers s'étalent sur
plusieurs années ; les résultats en font donc autant. C'est
ainsi que, pour une affaire donnée, la commande, le chiffre d'affaires,
la marge, les bonnes et mauvaises surprises vont se délayer dans
le temps. Toutes affaires confondues, le mix qui apparaît dans les
comptes sociaux va évoluer progressivement, au fil des ans, et non
par «à-coups» comme cela se rencontre dans les industries
fabriquant des produits à court délai de réalisation
et de vente.
Les cycles
Au cours des vingt premières années de leur vie, les
unités qui précédèrent Alcatel Espace opéraient
selon des cycles classiques d'équipementiers «high-tech»,
à savoir un cycle commercial de quelques mois, un cycle industriel
de un à deux ans (études comprises) et un cycle financier
réduit au minimum du fait de règles de paiement d'acomptes
qui accompagnaient l'avancement du programme. Au total, le cycle ne dépassait
jamais deux ans et demi, avec une moyenne de l'ordre de dix-huit mois.
Dans un tel contexte, le poids du financement de projet était faible,
voire inexistant.
À la création d'Alcatel Espace, début 1984, le
contexte a déjà sensiblement changé à cause
de la modification de l'activité : d'équipementier, Alcatel
Espace commence à être maître d'oeuvre de charges utiles.
Elle devient «partenaire» du consortium de réalisation
du programme spatial. Les cycles techniques et industriels s'allongent
: de l'ordre de cinq années pour les premiers modèles de
vol des premiers programmes commerciaux européens (Telecom 1,
TDF-TV-Sat
1, TELE X 1, SPOT 1). Les négociations commerciales
deviennent plus complexes, les cycles financiers s'accroissent de par la
solidarité financière que les clients imposent aux fournisseurs-partenaires.
En particulier, les clients vont «importer» des États-Unis
des incitations à bien travailler («incentives»), décrites
au chapitre sur le Risk Management, qui vont étaler sur une
fraction de la durée de vie du programme spatial le paiement de
près de 20 % du prix de vente. Au total, il va s'écouler
près de dix années entre le jour où Alcatel engage
la première dépense de proposition commerciale et celui où
elle encaisse la dernière mensualité de «primes de
vol».
Les années passent et le client final change. Les risques techniques
s'atténuent et, de ce fait, les programmes commerciaux n'ont plus
besoin d'être pris en charge par le client public ; peu à
peu le relais est pris par des consortiums privés qui demandent
au fournisseur d'être livrés «clés en main»,
voire «marchés en main». Ce dernier, pour remporter
l'affaire, doit assurer le montage de toute l'opération tant aux
plans technique qu'industriel et financier. Dans certains cas, il doit
même entièrement financer l'opération et prendre alors
le rôle d'opérateur. Après trente ans d'expérience
dans le métier, Alcatel Espace se doit d'affronter un tout nouveau
contexte dans lequel les délais commerciaux se sont allongés
(trois à quatre années de négociations commerciales
sont parfois nécessaires, ponctuées de nombreux rebonds),
les délais techniques et industriels se sont réduits de plus
de moitié (on livre un satellite en deux ans) au prix d'une gestion
de production totalement remaniée. Quant aux cycles financiers,
ils s'étalent sur toute la durée de réalisation et
de vie du programme et peuvent même la dépasser dès
lors que certains investissements initiaux demandent plus d'une série
de satellites pour être amortis. Ce ne sont plus dix ans qui séparent
le jour de la première dépense et celui de la dernière
recette, mais vingt ans. Et vingt ans pendant lesquels il faut faire face
à toutes sortes de risques : politiques, de change, techniques,
commerciaux, dont les origines ne sont plus que marginalement imputables
à Alcatel Espace.
Des budgets et des comptes
Dès la création d'Alcatel Espace, il apparaît
vite que le contrôle de la gestion de l'unité est à
l'étroit dans le costume trois-pièces qu'elle a hérité
de Thomson-CSF : un budget annuel, une situation des résultats et
des comptes annuelle et un suivi de production au jour lejour.
La notion de résultats annuels cadre mal avec des activités
pluri-annuelles : le résultat d'une affaire n'est connu que lorsque
celle-ci est terminée, c'est-à-dire, au mieux, cinq ans plus
tard. Entre-temps, le calcul des résultats annuels ne peut être
qu'arbitraire, les mauvaises surprises n'apparaissant souvent qu'en fin
de course.
Il en va de même des budgets : les moyens qu'il faut mettre en
place doivent être compatibles avec l'achèvement des programmes
; ainsi le budget annuel n'est en fait - au mieux - qu'un outil permettant
à Alcatel Espace de faire un point dans l'avancement des programmes
et de s'intégrer à la consolidation du groupe. La véritable
approche budgétaire est alors reportée au sein de l'unité
dans la recherche d'une démarche cohérente à cinq
ans : le PMT (Plan à Moyen Terme).
Enfin, la gestion des programmes va devoir être contrôlée
au sein d'un énorme planning PERT géré sur ordinateur
: le système Artemis. Celui-ci aura pour tâche de suivre l'avancement
des programmes de leur début à leur fin et de permettre ainsi
des consolidations au niveau de la société donnant une vision
permanente des charges nécessaires par métier, des points
critiques, et de simuler des besoins nécessaires dans les cas où
telle affaire supplémentaire serait gagnée
ou perdue.
L'ensemble de ces systèmes de gestion de projet, gestion financière
des programmes, plans d'investissements, de financement et de résultats
étant intimement coordonnés entre eux
au prix de débats
«musclés» autour de conclusions différentes des
uns ou des autres sur l'opportunité ou non de mettre en place tels
moyens à tel moment.
Les résultats d'Alcatel Espace
Les résultats des vingt premières années de
l'activité Espace exercée alors au sein de CSF, Thomson,
la CGE et Thomson-CSF sont compris dans ceux d'unités plus importantes
au sein desquelles les activités spatiales sont exercées.
Bien que ces résultats ne puissent pas toujours être déterminés
avec une très grande précision, ils suffisent pour mettre
en évidence des difficultés qui vaudront certaines des réorganisations
citées précédemment.
Ce n'est qu'à partir du 1er janvier 1984, date de
la création de la société Alcatel Thomson Espace,
que l'on dispose des informations comptables suffisantes et contrôlées,
et que celles-ci, d'ailleurs, sont régulièrement publiées
- conformément à la loi - au greffe du tribunal de commerce
des Hauts-de-Seine.
Quelques chiffres significatifs
De même que «trop d'impôts tuent l'impôt»,
trop de chiffres tuent le chiffre. Ainsi, dans le but d'être concis,
ne seront rappelés ici que quelques chiffres essentiels, d'autant
plus significatifs qu'ils seront comparés sur une dizaine d'années.
Et notamment, un premier tableau fera ressortir :
- le chiffre d'affaires total ;
- la valeur ajoutée totale (c'est-à-dire, en fait, la
véritable mesure de l'activité sociale puisqu'on retire ici
des ventes l'ensemble des achats : ce qui reste est donc bien ce que l'on
a fait soi-même) ;
- cette valeur ajoutée pourra être utilement déterminée
par salarié, tout accroissement de son montant au-delà du
taux d'inflation permet de faire ressortir l'évolution de la productivité
;
- le résultat courant, avant tout élément de nature
exceptionnelle, impôt sur les sociétés et intéressement
du personnel ;
- le résultat social net (après impôt sur les sociétés,
éléments de nature exceptionnelle, intéressement/participation
du personnel) ;
- pour mémoire, sera rappelé le montant d'intéressement
et de participation payé au personnel.
Le deuxième tableau résume le bilan de la société
et le troisième met en évidence les grands équilibres
financiers.
La situation des résultats (en MF)
Année
|
Chiffre d'affaires total
|
Valeur ajoutée totale
|
Nombre de salariés
|
Valeur ajoutée par salarié
|
Résultat courant
|
Résultat social net
|
Participation + intéressement du personnel
|
1984
|
550
|
192
|
1 005
|
0,191
|
- 57,5
|
- 51,3
|
0,0
|
1985
|
694
|
193
|
928
|
0,208
|
- 33,3
|
- 146,1
|
0,0
|
1986
|
813
|
271
|
843
|
0,321
|
11,7
|
3,9
|
2,9
|
1987
|
751
|
352
|
883
|
0,399
|
27,5
|
16,2
|
5,1
|
1988
|
1 006
|
446
|
1 018
|
0,438
|
49,9
|
34,1
|
9,7
|
1989
|
1 549
|
547
|
1 199
|
0,456
|
55,4
|
69,2
|
12,1
|
1990
|
1 777
|
561
|
1 269
|
0,442
|
77,4
|
53,9
|
11,1
|
1991
|
1 639
|
578
|
1 262
|
0,458
|
90,3
|
59,4
|
19,2
|
1992
|
1 774
|
674
|
1 269
|
0,531
|
174,9
|
64,3
|
18,5
|
1993
|
1 885
|
706
|
1 268
|
0,557
|
121,6
|
68,8
|
22,5
|
Le bilan
|
Actif
|
Passif
|
Année
|
Immobilisations nettes
|
Stocks et en-cours
|
Réalisable / disponible
|
Capitaux propres
|
Provisions
|
Dettes financières
|
Dettes commerciales
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Apports
|
64
|
117
|
285
|
31
|
59
|
8
|
368
|
1984
|
73
|
101
|
448
|
30
|
53
|
97
|
442
|
1985
|
75
|
82
|
633
|
4
|
122
|
69
|
595
|
1986
|
73
|
71
|
622
|
57
|
122
|
82
|
505
|
1987
|
84
|
158
|
655
|
124
|
222
|
51
|
500
|
1988
|
120
|
360
|
939
|
158
|
283
|
44
|
934
|
1989
|
169
|
470
|
1 483
|
195
|
287
|
122
|
1 518
|
1990
|
163
|
347
|
1 732
|
248
|
273
|
209
|
1 512
|
1991
|
472
|
235
|
1 316
|
308
|
299
|
135
|
1 281
|
1992
|
455
|
269
|
1 483
|
372
|
431
|
73
|
1 331
|
1993
|
441
|
306
|
1 433
|
377
|
405
|
58
|
1 340
|
Les grands équilibres financiers
Année
|
Total du bilan
|
Fonds de roulement
|
Besoins de fonds de roulement
|
Trésorerie nette
|
Apports
|
466
|
- 18
|
18
|
0
|
1984
|
622
|
6
|
71
|
- 77
|
1985
|
790
|
- 31
|
- 34
|
65
|
1986
|
816
|
- 95
|
- 7
|
102
|
1987
|
897
|
- 158
|
- 67
|
225
|
1988
|
1 419
|
- 180
|
- 433
|
613
|
1989
|
2 122
|
- 276
|
- 694
|
970
|
1990
|
2 242
|
- 296
|
- 889
|
1 185
|
1991
|
2 023
|
- 59
|
- 739
|
798
|
1992
|
2 207
|
- 239
|
- 489
|
728
|
1993
|
2 180
|
- 199
|
- 619
|
818
|
N.B. : Le signe «-» signifie «au passif».
Commentaires
«Les actionnaires croient qu'ils veulent des bilans justes
; mais ils désirent des bilans faux. Si les comptes de profits et
pertes qu'on leur présente marquaient, dans leur intégralité,
les variations annuelles qu'imposent à l'industrie les conditions
du marché, les actionnaires ne supporteraient ni la joie de la bonne
année, ni l'effroi de la mauvaise.»
Auguste Detoeuf, ancien Président de Thomson
Cette maxime de «Barenton, confiseur» recouvre le sentiment
que le grand public éprouve lorsqu'il est projeté devant
un bilan de société. Et pourtant
Et pourtant, on peut certes
imaginer qu'il soit possible d'orienter les résultats et les comptes
d'une année ; aucun spécialiste n'acceptera d'affirmer le
contraire. Mais aucun homme de métier ne sera prêt à
affirmer qu'une collection de dix bilans successifs peut dire autre chose
que ce qui est, ou bien ce serait remettre en cause le principe de physique
des vases communicants.
Quels sont les grands messages qu'apportent ces séries de dix
années de chiffres concernant Alcatel Espace ? Trois d'entre eux
semblent essentiels.
Une amélioration permanente de la productivité globale
de la société : on observe, en effet, qu'en dix ans la valeur
ajoutée par salarié s'est accrue d'environ 12,5 % l'an en
francs courants, donc de près de 9 % l'an en francs constants. Ce
taux de 9 % représente bien l'amélioration de productivité
annuelle moyenne d'ATES, ce qui est remarquable.
Après des débuts difficiles, marqués par les
vicissitudes rencontrées de 1982 à 1985 (transfert à
Toulouse, embauches records, annulations de contrats
), les résultats
nets après provisions pour risques, impôts et intéressement
ou participation du personnel (lesquels représenteront en 1993 près
d'un mois de salaire supplémentaire) atteindront très vite
environ 4 % du chiffre d'affaires total ou 10 % de la valeur ajoutée.
Il faut, par ailleurs, se garder d'une mauvaise interprétation portant
sur les produits financiers. Ceux-ci, en effet, sont importants (de l'ordre
des deux tiers du résultat courant) mais proviennent pour plus de
moitié des provisions pour risques et charges constituées
par prélèvement sur le résultat courant. Les produits
financiers ont donc un caractère récurrent et normal et ne
sont pas un point de fragilité des résultats.
L'espace est un monde plein de surprises ! Et les surprises apparaissent
très tard dans le processus industriel, commercial ou financier
et coûtent d'autant plus cher que l'on s'approche de la recette en
orbite du satellite. Dans ce contexte difficile, la moindre des précautions
consiste à constituer au passif du bilan des «provisions pour
risques et pour charges». Cette politique constante se traduit par
un volume global de provisions d'un ordre de grandeur analogue à
celui des capitaux propres et représente environ 20 % du chiffre
d'affaires total d'une année et 50 % des excédents de trésorerie.
La nécessité pour ATES d'entrer progressivement dans les
métiers de maître d'oeuvre système ou satellite, voire
d'opérateur, ne peut que conduire à la constitution de provisions
toujours plus importantes. |